Le Petit Parisien 19 novembre 1923


A Le Petit Parisien article 01 1 vente hospices de Beaune 1 1

BEAUNE-HOSPICES 1923 EST ADJUGÉ

La vente, cette année, a produit plus du double de la précédente

Beaune, 18 novembre (de notre env. spéc.). J'ai parcouru, pendant les vendanges, cette Côte-d'Or, échine onduleuse somptueux manteau de vignobles, brodé, d'or blond, d'or vermeil, d'or roux. J'ai ad- miré les clos célèbres, dont le nom vaut de l'or aussi : Chambertin, Vougeot, Nuits," Corton, Volnay, Pommard, rois des vins rouges; Meursault et Montrachet, empereurs des vins blancs, auxquels le duc d'Aumale fit présenter les armes. Certains d'entre eux, à surprise, ne sont pas plus grands qu'un mouchoir de soldat.

J'ai vu faire ces vins princiers dans la cuverie de l'hospice de Beaune, manier le petit raisin noir, ce fameux pinot fin que l'on n'ose écraser dans des pressoirs, pas plus qu'on ne le foule aux pieds, mais qu'on égrappe pieusement à la main.

Aujourd'hui, c'est le troisième acte, plus palpitant, cette fameuse vente des hospices qui a lieu à la même époque et selon les mêmes rites qu'au quinzième siècle, du temps des bienfaiteurs qui firent don, des vingt-deux augustes vigneronnages, de messires Nicolas Rollin, Guigone de Salins, son épouse, Jehan de Massol,

Vente exceptionnelle cette année. Le soleil ardent a sucré les grains, la pluie les a gonflés, la qualité du vin est resplendissante. It cela se sait.

Nous avons plus de quatre cent cinquante déjeuners ce matin, m'annonce victorieusement le directeur du célèbre hôtel de Beaune, l'une des perles de nos provinces.

Et un gros négociant en vins d'ajouter D'ordinaire, il nous vient douze quinze Suisses. Ils sont deux cent cinquante cette année, sans compter les Anglais, les Américains et nos clients de France.

La dégustation à l'hospice

A peine le jour pointe-t-il que d'innombrables autos ronflent et mugissent le long des vieux remparts bastionnés dont le pied moussu trempe dans l'eau verte. II y a un piétinement de troupeaux par les rues étroites où s'inclinent les maisons vétustes aux porches cintrés, aux beaux toits de tuiles rouillées. Un faible soleil luit sur les clochetons en forme de ruches. Et dans les caves, catacombes aux vastes cryptes, aux passages voûtés qui se croisent et se prolongent, règne une activité de fièvre.

Vers dix heures, c'est dans les cours de l'hospice que la foule afflue. Elle bourdonne sous ce cloître, bijou d'art, dont le gothique flamand avec ses piliers sveltes, ses clochetons, ses portes aux dentelles de pierre, ses frêles ferronneries, a tant d'élégante envolée.

Foule d'hommes un peu sombre et monotone qu'égaient ça et là la coiffe en auréole d'une vieille vigneronne aux lèvres pincées, les silhouettes blanches et bleues des religieuses, les hospitalières dont le hennin encadre le pâle visage arrondi. Sur le seuil des salles lambrissées, vastes comme des cathédrales, des vieilles accroupies contemplent paisiblement ces gens dont l’argent les fera vivre.

Tout au fond, un perron, quelques marches branlantes, un trou noir. On fait queue. C'est là, dans les celliers, qu'a lieu la dégustation. Opération sérieuse. Pas de flaflas. Dès l'entrée, une senteur âcre et puissante vous saisit à la gorge. Quelques ampoules éclairent chichement des silhouettes noires qui grouillent, se poussent du coude et pataugent dans une boue pourpre. Le plafond aux poutres noircies touche les crânes et, dans le clair-obscur, s'alignent, s'étagent en pyramides de superbes fûts neufs, dorés comme le miel et tout barbouilles de rouge. De ci de là, des hommes les chevauchent, ventrus comme des silènes, leur face de granit rouge hérissées de moustaches en chiendent blond et fendue par un rire d'orgueil.

Ce sont les vignerons attachés de père en fils aux hospices. Ils plongent une longue pipette de verre dans le ventre des barriques et font gicler le vin dans les vieilles tasses d'argent bruni qu'on leur tend. Que la mienne est jolie avec son dé- cor de raisin, son anse où deux oiseaux ciselés piquent un grain!

On entend dans le tohu-bohu. Quelle étoffe, un vrai velours! Oui, mais plus robuste qu'élégant ! La somptueuse couleur grenat du vin rouge évoque les vieux vitraux des cathédrales, il est puissant et moelleux. Le vin blanc étincelle et rit, si vif, si gai. On goûte, on savoure, on crache. On sort ravi, ébloui. Mais pourquoi, dans le jardin suranné les charmilles et les poiriers taillés en pointe échangent-ils de nobles révérences?

Une fois, deux fois, trois fois... Adjugé ! Deux heures. Il pleut. Qu'importe. Pedant le déjeuner plantureux, le soleil a coulé dans les gosiers avec les flots chaleureux du Bourgogne. Aussi, la foule impatiente, aux visages enflammés, qui attend dans les cours et les galeries, rit, chante, crie, gesticule, conspue, applaudit, puis, les portes enfin ouvertes, se rue dans la salle du conseil, qu'elle submerge de son énorme flot grondant. Trop petite cette salle, mais si harmonieuse avec ses boiseries de chêne sculpté, ses magnifiques tapisseries, ses an- tiques tableaux. Au-dessus de la cheminée, Louis XIV sourit dédaigneusement sous sa perruque. Et ils ont aussi l'air de portraits, les administrateurs de l'hospice aux visages colorées, aux barbes vénérables, grave- ment alignés sur l'estrade du fond, derrière la table au tapis vert.

Je mets en vente la cuvée Jacques Pellin, annonce d'une voix sonore le maire de Beaune, M. Dubois.

Au bout de la table, une petite bougie s'allume

Quatre mille crie une voix. Quatre mille cinq cents! riposte une

Cinq mille ! hurle une troisième. Les offres prennent leur vol dans un coin, rebondissent, font des pirouettes, des ricochets, hésitent parfois, puis se croisent, se heurtent, s'élancent en gerbes, répétées par le receveur des hospices, debout, un poing sur la hanche. Premier feu... Deuxième feu...

La mince lumière brûle, vacille, se ranime, fait le ver luisant, puis s'éteint. Adjugé à sept mille sept cents francs la queue !

La queue, c'est quatre cent cinquante-six litres. Bourdonnement de surprise.

L'an dernier, la même quantité du même cru n'a fait que deux cents soixante francs, remarque mon voisin.

C'est un Danois et un Suisse qui se partagent le premier lot. Les barriques suivantes roulent vers Paris, s'élancent à Nice, à Dijon, à Chalon. L'une même échoit à Choisy-le-Roi.

Un moment de silence ému quand se décide le sort des cuvées célèbres, Nicolas Rollin et Guigone de Salins, qui atteignent, la première onze mille francs la queue, la seconde onze mille cinq cents francs. Ces vins royaux resteront à Beaune, où l'on pourra les déguster.

Mais quand ? Dans dix ans ? Dans quinze ans? Car ce jour sonne pour eux le début d'une retraite austère, en bouteille au fond du cellier, sous la poudre du temps et les toiles d'araignées. Dans dix ans, dans quinze ans ? Pensée mélancolique. Par bonheur, la vente s'achève sur un chiffre triomphal : 735.557 francs ! L'année dernière, elle n'avait atteint que 332.607 francs, Allons: la Bourgogne est toujours heureuse! André Viollis.