Le Pzetit Parisien 19 novembre 1923 |
POUR ET CONTRE Je finirai par croire qu'un accusé ouvertement, indubitablement coupable a plus de chance de s'en tirer avec Dame Thémis qu'un accusé dont la culpabilité est douteuse ou qui est tout bête- ment innocent... Un accusé dont la culpabilité paraît démontrée ne moisit pas trop longtemps à l'instruction. Son cas est si clair, si simple qu'il n'est pas possible d'éterniser les enquêtes, les contre-enquêtes, les expertises, les confrontations, les interrogatoires, les reconstitutions du crime, etc., etc... C'est un accusé vulgaire qu'on peut traiter avec désinvolture. On le traduit donc rapidement en justice. Et là, s'il passe en cour d'assises, s'il a pris un bon avocat, si le ministère public est faiblard, si les jurés ont bien déjeuné avant de rendre le verdict, il peut parfaitement se faire acquitter et ne plus rien devoir à la société... On le libère. Il est tranquille. Il est «< innocent » même s'il a coupé en morceaux la petite amie de son cœur... Le sort de l'accusé qui n'est qu'accusé, qui peut être innocent, contre qui on n'a pu relever que quelques vagues charges est autrement cri- tique et périlleux... On ne le lâche pas, ce méchant accusé-là, ce vilain, ce rebelle qui se refuse à fournir les preuves tangibles de sa culpabilité. Les juges n'aiment guère les clients qui passent leur temps à protester de leur innocence... L'accusé qui peut être innocent et contre lequel il n'y a que des indices, que des suppositions ou qu'une vague atmosphère défavorable doit se résigner à passer en prison en prison préventive bien entendu de nombreuses années d'instruction - pour lui peu instructives... On l'interroge, on le cuisine. on le promène, on le change de prison ou de cellule. Il n'échappe pas aux mouvements qui sont nombreux dans la magistrature. Les juges d'instruction se succèdent- auprès de lui... Il y en a de bruns, de blonds, de roux et de chauves. Il y en a de charmants. Il y en a de terribles... On le presse de questions... On constitue des dossiers. On l'oublie. On songe de nouveau à lui. Et on ne le lâche pas. Et on le considère comme le pire des criminels parce qu'on n'est pas bien sûr qu'il soit criminel... Il peut, comme Silvio Pellico ou le Masque de fer, vieillir entre les quatre murs d une cellule « préventive ». On ne peut pas le traduire en justice puisque sou cas est douteux et que toutes preuves manquent... On ne peut pas non plus le mettre en liberté parce qu'on ne sait pas s'il n'est pas coupable. Son sort est terrible.... -...Vous vous souvenez du crime de Graulhet et de l'assassinat d'un malheureux receveur des postes. Vous vous souvenez du « brandevinier » Ayrai qu'on a coffré aussitôt après le crime... Et bien le brandevinier Ayral attend depuis on ne sait combien de temps. sa mise en juge- ment ou sa mise en liberté... La justice, après quelques années de recherches d'instruction, de commissions rogatoires, d'expertises et d'inter- rogatoires hésite entre deux thèses contradic- toires, entre la thèse de l'innocence et celle de la culpabilité... Elle hésite. C'est l'histoire de l'âne de Buridan... Alors Ayral restera en prison « préventive >> jusqu'à la consommation des siècles... Il ne sera jamais condamné ni acquitté... S'il est inno- cent, comme il doit regretter, de ne pas être coupable. Maurice Prax. |